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Texte Dominique Lacotte

 


    Parler de l'univers d'Emma Saunier, c'est rendre compte d'une vraie singularité. Celle qui émane, pour commencer, de son Bain nocturne, 130 poissons suspendus en installation*.  Si la mise en espace contraint le visiteur à être acteur de la monstration, puisqu'il lui faut cheminer pour contourner cette masse qui ne permet pas d'en appréhender la totalité d'un seul coup d'oeil, c'est ailleurs qu'il faut chercher l'émotion qui l'étreint. Le titre met un instant sur la voie, mais le bain est humain, et évoque une mise à l'eau qui conduit à quitter l'air et la terre, un moment où la pesanteur est niée, où le corps est enfin porté, d'autant plus sans repère si c'est un bain de nuit dans une eau opaque et assombrie. Il est vrai que ces poissons contemplés ont changé eux aussi d'élément, par le biais de leur suspension. Sommes-nous conviés à nager avec eux ? À goûter la fluidité de déplacements coulés dont nous ne savons (plus) rien ? À envisager le privilège de partager seulement du regard leur trajectoire, impossible à dévier ? Leur cohorte silencieuse impose l'écart, d'abord, puis invite en différé à un tête à tête qui délite progressivement l'impression d'unité, pour laisser place, en se rapprochant, en les détaillant, à toutes les différences. L'oeil les apprivoise, et certains concèdent leur béance comme une forme de fragilité qui n'altère en rien leur détermination. Finalement chacun est unique, renforcé du groupe, chaque place est réglée et les bouches ouvertes, pleines, effacées gardent leur secret.

          /.../ là-bas nous conspirons tous ensemble
          nous sommes un seul frère multiple
          parents des bêtes des bestioles des ramages
          compatriotes des pierres des eaux des tempêtes
          hissés de la perfection à la multiplicité /.../
    Emprunter à Tomas SEGOVIA ces quelques vers, mais aussi prendre du titre de son recueil Cahiers du nomade. Car il pourrait s'agir de cela : un nomadisme lointain, ancestral, perdu et que ces sculptures réaffirment. Leur surgissement en nombre n'est pas celui des psychopompes, ces animaux de l'eau ne viennent pas nous accompagner vers l'au-delà, ils émergent, en l'état, – et s'ils ne sont entiers, qui peut se targuer de l'être ?– d'un ailleurs indéfinissable, en sursis, mais pourtant comme un rappel à un certain ordre. D'où leur matière même, elle aussi nomade : issu des premiers dessins à l'encre de Chine, de l'opposition entre les noirs et le blanc, le papier s'est fait céramique. Mêlé à l'argile, il a pris feu (l'élément qui manquait) et s'est métamorphosé dans cette union en un matériau léger, dur et sonore comme du bronze, une écorce de basalte à la texture rêche. La finesse des parois, visible aux ventres offerts, aux dos déchirés, concilie force et vulnérabilité : et si un fil venait à rompre ?

    Ces poissons ont franchi une frontière dans laquelle Emma Saunier maintient d'autres animaux. Soit elle les dessine et les installe dans le cadre épargné de la feuille, comme hors d'atteinte, moineaux en gros plans, chiens en meute, rhinocéros imposants, tous occupés hors de l'humain à leurs propres décisions, soit elle n'en sculpte que les têtes. Dans la série de huit céramiques blanches, ceux qui outrepassent la ligne de démarcation, d'autant plus perceptible que les têtes sont là, posées au sol, appartiennent tous aux espèces que l'homme consomme. Elle n'en dénonce pas pour autant un usage qu'elle réprouverait, mais, dans un parti pris d'échelle réaliste niée – la crevette semble plus grosse que le porc –, elle met en lumière cette appropriation de l'animal par l'humain, sans culpabilité, en suggérant que la relation peut se faire aussi spirituelle. D'une blancheur spectrale, lisses et représentés avec précision, les animaux semblent surgir des profondeurs ou s'y enfoncer, dans un figé vertical qui amorce une prise de parole impossible : les gueules ouvertes sont noyées dans l'émergence même, langue tirée pendante prête à être mangée (avec les oreilles), dentition en évidence, mordeurs en vain bientôt mordus, et les seules bêtes dont la tête est entièrement sortie, ou pas encore engloutie, sont connues pour être muettes.
    Une autre série, Work-in-progress, toute aussi candidement lisse, donne à voir sept têtes de chiens de race, qui semblent s'arracher à leur gangue de porcelaine. Une partie seule de leur physionomie est identifiable, une oreille dressée, le museau, les yeux mi-clos. Au verso, avec un glissement dont les limites sont imperceptibles, le reste de la sculpture, de forme compacte et arrondie, laisse apparaître de petites ouvertures, minuscules fenêtres de ce qui pourrait être des maisons troglodytes maquettées, dans une fusion qui défie les proportions et favorise l'onirisme.
    Cette frontière qui traverse ses œuvres, Emma Saunier la rejoue dans une exploration de la peau. Son Labo de peau interroge les particularités de cette surface, sa texture, sa composition complexe, puisqu'il s'agit  encore de l'univers marin : micro-architecture d'une aile de raie, viscosité figée dans son glissement et sa transparence vernie, empreintes fossilisées, fausse taxidermie de poulpe...

    Emma Saunier dessine et sculpte aussi les humains, notamment dans une série de têtes suspendues, plus expressivement drôles. De la rotondité bosselée se détachent les visages, en gamme chaudement grisée, asiatiques, qui ne nous regardent pas. Les yeux fermés à l'horizontale semblent dormir, ou procéder d'une méditation qui nous oublie, d'autant que les lèvres dessinent des sourires de ravissement intérieur ou diffusent des paroles inaudibles.  Emma nous place en voyeurs du spectacle de notre propre exclusion, redoublée  parce que ces lévitations crâniennes sont à peine décollées du sol et qu'il faudrait s'accroupir pour sourire avec elles. Dérision et auto-dérision, assez artistiquement rare.


 

 


 

 

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